Il m’a fallu du temps pour accepter et apprécier à sa juste valeur le cabernet franc. C’est une histoire de goût, me direz-vous. Je dirais que c’est également une question de talent et de lieu géographique.
Le temps aidant, de cabernet en cabernet, je me suis rendue compte que j’affichais une nette préférence pour celui du sud.

Mais rendons à César ce qui lui appartient: le cabernet franc est avant tout un cépage du sud dont la culture s’est progressivement étendue vers la Loire. Nous ne sommes pas vraiment sûrs de la période exacte à laquelle ce dernier a rejoint le vignoble ligérien, peut-être aux alentours du 17ème siècle. Le seul écrit à ce propos date du 18ème, lorsque Alexandre-Pierre Odart, polytechnicien spécialisé en ampélographie (étude de la vigne), en relate l’histoire:

« Voici à ce sujet le récit que m’a fait un amateur qui demeure dans la commune du Véron. Lorsque la terre de Richelieu fut érigée en duché-pairie, le cardinal, qui se trouvait alors en Guienne, envoya plusieurs milliers de plants de la vigne la plus estimée dans le Bordelais, à son intendant, qui était un ecclésiastique nommé l’Abbé Breton. Ce fut lui qui fit planter ces vignes, et qui plus tard en répandit les plants. »

Périco Légasse, dans son article sur « Les vins de la Mer » (Marianne Magazine – 4 Août 2017), dit que la légende voudrait que ce cépage soit arrivé en Loire par bateau depuis le port de Nantes (d’où le surnom de « breton » dont on l’affubla dans la région), par l’intermédiaire des moines cisterciens à qui les moines de l’abbaye de Roncevaux, située en Navarre, en auraient donné quelques plants.
Le soupçon de l’origine navarraise du cabernet se confirme: des recherches ampélographiques récentes, effectuées dans la région du Guipuzkoa, révèlent la présence d’une forme primitive de Cabernet Franc dans le cépage espagnol Hondarribi Beltza/Ondarrabi Beltza, un cépage noir vinifié en blanc pour la production du Txakoli, et cultivé dans un endroit où « un oenologue pétri de conventions dirait qu’il est impossible de produire du vin », nous confie Périco Légasse. Les vignes se situent en effet sur des coteaux exposés plein nord et fouettés par les vents de l’Atlantique sous les pluies battantes typiques du Pays Basque.

Les Vignes de Getaria – Guipuzkoa – Espagne. Photo: www.euskoguide.com/

Quoiqu’il en soit, la capacité du cépage à résister à l’humidité est certainement à l’origine de sa migration dans les régions du Nord, le long de la façade atlantique, d’abord au Pays-Basque français où il prend le nom d’« Achéria » (1), puis dans le Bordelais, où on le surnomma « Carmenet », avant de terminer sa course en Loire sous le nom de « Breton » ou « Véron ».
De nature sage, le Cabernet Franc fournit des rendements relativement faibles, environ 30 à 40hl/ha.
Mais l’influence édaphique sur la qualité et les arômes du vin est connue depuis longtemps: le Comte Odart rapporte, en 1841, les propos d’un vigneron qui affirme que « dans la petite circonscription de Champigny-le-Sec, où le vignoble est sur la pierre calcaire, le vin est hors-ligne [NDLR: le qualificatif de « hors-ligne » correspondait au Grand-Cru actuel]. Dans les sables graveleux superposés à fond d’argile il donne un vin riche en couleur et de bonne garde; dans les sables maigres sur les bords de la Loire et de la Vienne, son vin est léger mais froid et d’une durée très bornée. » Tandis que dans le Bordelais, on le dit capable de produire le vin le plus distingué sous une seule condition: que son fruit atteigne une maturité complète, sans quoi le vin sera dur et présentera des arômes de poivron vert pas toujours très agréables.

Habit Noir 2015 – Château Beauséjour – Montagne-Saint-Emilion

Si le Cabernet Franc produit des vins monocépages en Loire, il est généralement assemblé avec du Merlot et du Cabernet Sauvignon dans le Bordelais. Au Château Beauséjour, à Montagne (appellation Montagne-Saint-Emilion), Pierre Bernault nous offre une cuvée Habit Noir 100% Cabernet Franc: osé ? Délicieusement osé !

Le terroir de calcaire à astéries sur lequel il est planté lui convient à merveille et il donne naissance à un vin que l’on aurait pu qualifier de « hors-ligne », car Habit Noir joue la carte de la volupté en nous offrant un arpège de notes savoureuses à la finale généreuse et tapissante. Croquant et légèrement structuré dans sa jeunesse, le Cabernet Franc vieillit plus rapidement que le reste des cépages bordelais: quelques années dans une bonne cave permettront à cette cuvée de gagner en complexité, pour notre plus grand bonheur, tant le millésime 2015 est prometteur.

(1) Acheria signifie « renard » en basque. Certains pensent que ce surnom vient de ses arômes un peu « sauvages », mais il évoque peut-être la coloration rousse que prennent certaines feuilles du cabernet en automne.


Sources bibliographiques

Guy Lavignac, Cépages du Sud-Ouest. 2000 ans d’histoire, mémoires d’un ampélographe – 2001
Pierre Galet, Dictionnaire des cépages et de leurs synonymes – Réedition 2015
Périco Légasse,« Les vins de la Mer » – Marianne Magazine – 4 Août 2017