Donjon de Roquemaure – Nicolas Chapuy – 1830 (gallica-bnf)

Située sur la rive droite du Rhône, Roquemaure, discrète, contemple l’effervescence des villes qui lui font face, de l’autre côté du fleuve. Pourtant, Roquemaure n’a pas toujours été une petite ville que l’on visite en flânant pendant ses vacances, elle fut autrefois un lieu stratégique et influent, notamment en matière de viticulture.

ROQUEMAURE – un site stratégique

Roquemaure est une commune du Gard de 400 habitants environ, située sur la rive droite du Rhône. Son origine semble remonter au temps de la domination romaine si l’on prend en considération tous les vestiges archéologiques qu’elle recèle, tombeaux anciens, urnes et autres antiquités, sans oublier le château dont il ne reste plus que deux tours et quelques fragments de murs d’enceinte, témoins d’un indéniable passé prestigieux.

Roquemaure était autrefois appelée Rochemaure, un nom qui suggère la présence d’un rocher sur lequel ou autour duquel la ville se serait développée. Une supposition que vient étayer le Dictionnaire universel français et latin de 1763, dans lequel on peut lire : «Roquemaure, ou Rochemaure : nom propre d’un bourg du bas languedoc, situé sur un rocher escarpé, dont le Rhône lave les pieds, à cinq lieues d’Uzès, vers le couchant.». Une assertion que vient contredire Hector Rivoire, en 1842, lorsqu’il écrit, dans la revue  Statistique du département du Gard, que « plusieurs géographes, trompés par la décomposition du nom de Roquemaure, ont parlé de cette ville comme étant bâtie sur un rocher. C’est une erreur, puisque Roquemaure est entièrement située dans une plaine fertile, au niveau de la rive droite du Rhône. »

Alors, rocher ou pas rocher ? En réalité, les deux. Le rocher de Roquemaure a bel et bien existé, mais aujourd’hui il n’en reste quasiment plus trace. Pour mieux comprendre l’évolution du paysage de Roquemaure et sa configuration, il faut remonter aux ères secondaire et tertiaire pendant lesquelles le Rhône a construit son lit. Une évolution morphologique liée à la faille de Roquemaure, que l’on peut voir sur le croquis ci-dessous, extrait de l’étude morphostructurale du Bas-Rhône réalisée par J.P Peulvast :

Etude morphostructurale du Bas-Rhône – Extrait – J.P Peulvast

La « Barre de Roquemaure », ou « Montagne de Saint-Geniès », massif calcaire s’étirant de la Provence au Languedoc, subit de plein fouet des incidents tectoniques à l’ère tertiaire, provoquant l’ouverture d’un fossé d’une centaine de mètres de large, encadré, de part et d’autre, par deux rochers indépendants : Roquemaure en rive droite, et L’Hers en rive gauche.

La représentation graphique de la principauté d’Orange datant de 1615 nous montre bien, ci-dessous, les deux îlots rocheux qui verrouillent le Rhône.

La Principauté d’Orange et comtat – Jacques Chieze – 1615

Au 5e et 6e siècle, ces deux rochers sont des îles séparées des berges principales par des brassières (bras du Rhône), et la position spécifique de l’île de Roquemaure en fit très vite un site de péage fructueux à partir du milieu du 11e siècle, époque à laquelle on fit construire, sur le plot rocheux surplombant les maisons des péagers, un château qui sera agrandi et aménagé jusqu’à en devenir presque un palais à la fin du 14e siècle.
Pendant toute cette période, Roquemaure est une ville que les passages sur le Rhône et les péages rendent prospère jusqu’au 15e siècle.

Si l’état insulaire du rocher et de son château est visible sur différentes illustrations de l’époque, on constate toutefois qu’à la fin du 17e siècle, le rocher et son château sont déjà très proches de la berge, en raison de travaux effectués par les habitants pour envaser la brassière et rattacher l’île à la berge, ce qui finira par arriver au 18e siècle.

L’activité viticole de Roquemaure

La culture de la vigne était l’unique ressource de la région, et elle fut pratiquée très tôt; on estime en effet que les premières activités viticoles datent de l’époque romaine.
Des travaux de fouilles réalisées en 1996 sur le parcours de la nouvelle ligne de TGV Méditerranée ont révélé l’existence d’un site baptisé « site de la Ramière », au pied du Roc de Peillet, où l’on a retrouvé des éléments de maçonneries, datant du milieu du 1e siècle après J.C, qui semblent être des fouloirs ou des cuves de recueil, suggérant ainsi une activité liée à la production de vin.
Plus concrètement, les écrits de Pline l’Ancien dans son ouvrage Histoire Naturelle semble confirmer la présence de vigne et la production de vin dans la région au 1er siècle. Les villes d’Avenio (Avignon) et d’Arausio (Orange) faisaient alors partie de la province Narbonnaise.

Carte de la Gaule, Ie – IIIe siècle

 

« Entre les Pyrénées et les Alpes, Marseille produit deux vins ; l’un, plus épais, et, comme on dit, succulent, sert à préparer les autres. La réputation du vin de Béziers ne s’étend pas au-delà des Gaules. Quant aux autres que produit la Province Narbonnaise on ne peut rien en dire : les vignerons de ce pays ont établi des fabriques de cette denrée, et ils fument leurs vins ; et plût au ciel qu’ils n’y introduisent pas des herbes et des ingrédients malfaisants ! N’achètent-ils pas de l’aloes avec lequel ils en altèrent le goût et la couleur ? ». Malgré les termes peu élogieux qu’il emploie pour décrire les vins de la région du Rhône, Pline témoigne au travers de ses écrits d’une activité viticole dans la région. Il évoque même les vins doux (ou « aïgleucos ») qui y sont produits:  « Il y a aussi une espèce d’aïgleucos naturel, qui est nommé doux par les habitants de la province narbonnaise, et spécialement par les Vocontiens. Pour le faire, on conserve longtemps le raisin sur pieds, en tordant le pédicule de la grappe. »
Si les vins de la province Narbonnaise semblaient plus être source de méfiance que de convoitise, les vins de Roquemaure gagnèrent vite en notoriété, particulièrement au 17 et 18e siècle, dont on les disait de qualité supérieure et capables de supporter les longs voyages; on parlait à l’époque des « crus de la Côte du Rhône », un statut que les vignerons de la région réussirent à maintenir au prix d’une lutte acharnée.
Roquemaure était composée à cette époque d’une grande quantité de biens nobles, ce qui la soumettait à de lourdes impositions et tailles royales dont elle pouvait s’acquitter en grande partie grâce aux revenus générés par le vin, dont la renommée et la qualité en faisaient un produit extrêmement recherché : le port de Roquemaure était le lieu où les marchands venaient faire des levées importantes de vins pour Paris, la Bourgogne, la Flandre, la Hollande et d’autres pays étrangers encore : un succès rendu possible grâce à un droit accordé depuis très longtemps à la communauté de Roquemaure : celui d’interdire l’entrée de tout vin qui n’avait pas été récolté sur son territoire.
L’appât du gain eût malheureusement raison de ce droit que des spéculateurs violèrent en mélangeant du vin de qualité médiocre issu d’autres régions avec celui de Roquemaure tout en l’expédiant sous l’étiquette de ce cru renommé. Les destinataires des vins frelatés se rendirent compte de la supercherie et se détournèrent de ce marché, ce qui entraîna une chute du prix des crus et menaça le pays d’un soulèvement populaire.
Une longue bataille s’amorça….

Naissance de l’appellation des Côtes-du-Rhône

En 1646, le conseil général de la communauté décida d’agir en faisant respecter rigoureusement le droit d’interdiction qui protégeait la ville de Roquemaure, sans pour autant priver les habitants de la possibilité de s’approvisionner à l’extérieur pour la consommation personnelle, lorsque les récoltes des mauvaises années rendaient le vin de Roquemaure inaccessible. Afin de s’assurer que les quantités « importées » à Roquemaure étaient bien destinées à un usage personnel, et pour prévenir de tout abus possible, des gardes furent postés aux portes de la ville pour en contrôler les flux.

En 1731, un arrêt du conseil d’Etat du Roy ordonna qu’il ne sera fait « aucune nouvelle plantation de vignes dans les Provinces et Généralités du Royaume, et que celles qui auront été deux ans sans être cultivées ne pourront être rétablies sans une autorisation expresse de sa Majesté ». Cet arrêt, qui peut surprendre de prime abord, visait avant tout à freiner les ardeurs des paysans attirés par le commerce lucratif du vin, qui se mirent à cultiver des surfaces entières de vignes au détriment des cultures céréalières nécessaires à la fabrication du pain et l’alimentation de la population. Il avait également pour but d’éviter une surproduction de vin qui entraînerait irrémédiablement une chute de leur prix et de leur qualité.
En 1737, le roi ordonna en outre qu’ « il ne sera permis à aucun habitant, négociant ou autre de faire encaver ou emmagasiner à Roquemaure aucun vin étranger qui sera porté sur le port du Rhône, […]et pour obvier aux abus qui peuvent se commettre en faisant passer les vins des mauvais crus pour ceux du véritable bon cru, tous les tonneaux de vins destinés pour la vente et transport du cru, tant de Roquemaure que des lieux et paroisses voisins et contigus de Tavel, Lirac, St Laurent des Arbres, St Geniez de Comolas, Orsan, Chusclan, Codolet et autres qui sont d’une qualité supérieure, seront marqués sur l’un des fonds, étant pleins et non autrement, d’une marque à feu qui contiendra les trois lettres CDR, signifiant Côte du Rhône avec le millième de l’année que ladite marque sera apposée, qui sera changée chaque année. »
Victimes de leur succès, les communes des crus de la Côte du Rhône auront alors du mal à répondre à la demande. La viticulture s’étendra très vite sur la rive voisine, où les vignerons profiteront de la réputation des vins de « Côte du Rhône » en usurpant l’appellation du cru et en commercialisant leurs cuvées sous le nom de « Côtes du Rhône », se contentant de rajouter un « s » au mot Côte.

Le temps aidant, la confusion se fera dans les esprits, et la demande toujours croissante de vin du Rhône absorbera toute l’attention des producteurs de la rive droite qui n’attacheront pas d’importance à l’utilisation abusive des « Côtes du Rhône » ; les conséquences seront brutales et immédiates, la production massive de vins de la rive gauche entraînera une baisse de qualité du produit, et la dénomination originelle « Côte du Rhône » perdra de son prestige.
Il faut attendre la crise phylloxérique pour que naisse l’actuelle appellation « Côtes du Rhône » dont les limites géographiques seront fixées par décret le 19 Novembre 1937. Les terroirs de Roquemaure, Tavel, Lirac et communes environnantes n’ont, quant à eux, jamais perdu leur qualité d’antan, et les vignerons de la rive droite ont su préserver un savoir-faire que l’on retrouve toujours dans leurs vins, à l’instar de ceux du Domaine des Carabiniers, situé à Roquemaure, dont la remarquable constance de qualité en fait les dignes représentants des crus d’autrefois.

 


Sources bibliographiques

Pline l’Ancien, Histoire naturelle
Auguste LIMASSET, Réglementation du vin dans la province du Languedoc, et particulièrement à Roquemaure, au 17 et 18ème siècle – 1908
Guyot J, Etude des vignobles de France – pour servir à l’enseignement mutuel de la viticulture et de la vinification – 1864
Dictionnaire universel français et latin, tome 5 1763
Rivoire H, Statistique du département du Gard, volume 2 – 1842
Maigret C, Le château oublié de Roquemaure (XIe – XIXe s) – 2003