La fermentation des raisins est un phénomène connu depuis bien longtemps même si la cause réelle de ces curieuses transformations, en revanche, ne l’était pas. On parlait de moûts et de raisins bouillonnants, sans s’attarder plus longtemps sur le pourquoi de cette étrange réaction : comme le dit si justement Emile Peynaud dans son ouvrage ‘le vin et les jours‘, « La transformation est spontanée, alors pourquoi s’en occuperait-t-on ? » d’autant que la préoccupation première était alors de trouver un moyen de conserver le vin, tâche ingrate et extrêmement difficile qui mobilisa bon nombre de cerveaux, pendant des siècles durant.
Porcius CATON (234 – 149 av JC) dans son ouvrage De Re Rustica, décrit la fermentation comme un moût bouillonnant – « fervere mustum ».
Dans son ouvrage ‘Histoire Naturelle‘, Pline l’Ancien (23-79 ap JC) tente une première explication du bouillonnement (fervere) « fervere: sic appellant musti in vina transitum » (« être bouillonnant : c’est ainsi qu’on appelle la transformation du moût en vin »).
Louis LIGER (1658-1716), agronome français, définit la fermentation comme « une ébullition naturelle du suc des raisins, qui s’échauffe par l’action et réaction des sels qui y sont contenus ». La pensée d’une réaction chimique à l’origine du bouillonnement se profile et restera longtemps la théorie des chimistes de l’époque tel que Lavoisier (1743-1794).
Mais en Juillet 1863, l’empereur Napoléon III, préoccupé du préjudice que les maladies du vin portaient à son commerce extérieur, convoqua Louis PASTEUR pour l’encourager à effectuer des recherches sur les altérations subies par le précieux nectar ; ce dernier s’attaqua donc à l’étude de la fermentation alcoolique.
🔎 La fermentation alcoolique
La fermentation alcoolique (nous l’avons vu dans mon article sur les différentes étapes de vinification, ici), c’est la transformation, par les levures, du sucre du raisin en alcool. Ce processus libère du gaz carbonique et de la chaleur, produisant une certaine effervescence que tous, depuis des temps immémoriaux, avaient remarqué, sans pour autant pouvoir mettre en évidence le rôle des levures.
Il faudra pour cela patienter jusqu’à la fin du 18ème siècle pour que la fermentation alcoolique soit étudiée par des chimistes dont LAVOISIER (1743-1794) qui démontre l’implication de l’oxygène dans ce phénomène, et GAY-LUSSAC (1778-1850), qui établit l’équation de la fermentation alcoolique, appelée équation de Gay-Lussac : C6H12O6 => 2 C2H5OH + 2 CO2, autrement dit, Glucose => Alcool éthylique + Gaz Carbonique. Le rythme des découvertes s’accélère alors lorsqu’en 1837, Charles CAGNIARD DE LA TOUR, physicien français, démontre que la fermentation alcoolique est due à un être vivant capable de se multiplier et appartenant au règne végétal, une thèse qui sera accréditée plus tard par PASTEUR en 1866 dans son ouvrage ‘Etude sur le vin‘.
Depuis PASTEUR, de nombreux travaux ont été effectués sur les levures, et les progrès croissants de la microbiologie et de la biologie moléculaire ont permis de mieux cerner ce champignon unicellulaire qui a accompagné l’Homme pendant des siècles.
Le moût, après foulage ou pressurage de la vendange, est naturellement colonisé par une foule de micro-organismes divers qui peuplent la surface du raisin. La plupart sont inadaptés aux conditions nouvelles imposées par la cuve et disparaissent brutalement. Ne restent dans le moût en fermentation que ceux capables de s’adapter et de se multiplier dans leur nouvel environnement : il s’agit notamment des levures, des bactéries lactiques et acétiques.
Dans l’article précédent portant sur les levures fermentaires (ici), nous avons vu que ces dernières trouvent dans le moût de raisin tous les éléments nécessaires pour assurer leurs fonctions vitales : glucose et fructose pour l’énergie, composés azotés et vitamines pour la croissance. Les acides organiques et sels minéraux, permettent, quant à eux, d’assurer un pH convenable pour les levures. Parmi elles, diverses souches de Saccharomyces cerevisiae côtoient des souches d’autres espèces de levures Saccharomyces et non-Saccharomyces, comme les Kloekera apiculata, Rhodotorula spp, Brettanomyces bruxellensis, etc. Elles ont toutes des aptitudes différentes à s’adapter au moût de raisin, puis au moût en fermentation et enfin au vin, au point qu’une grande partie d’entre elles disparaissent peu à peu, éliminées par leur faible résistance à l’éthanol et à la chute brutale de l’oxygène, laissant les Saccharomyces cerevisiae prendre le dessus.
Lorsque tous les sucres fermentescibles sont consommés, la fermentation alcoolique s’arrête et la population de levures chute puis se maintient un temps pendant la fermentation malolactique, tandis que la population des Brettanomyces bruxellensis s’accroît et doit être étroitement surveillée car elle est responsable de graves défauts olfactifs.
La fermentation alcoolique est un processus important qui conditionne le bon déroulement des étapes suivantes de la vinification. Généralement, elle démarre spontanément et facilement et va jusqu’à son terme, lorsque la teneur initiale en glucide n’est pas trop importante. Mais différents facteurs peuvent perturber la croissance des levures et la cinétique de la fermentation : carences nutritionnelles du milieu, taux d’éthanol trop élevé, oxygénation et température du moût, etc. En cas de difficulté de fermentation, des micro-organismes non désirés peuvent se développer et devenir des antagonistes des souches de levures de vinification souhaitées. L’arrêt d’une fermentation constitue un grave danger, car non seulement il est difficile de la relancer, mais des déviances bactériennes sont à craindre, avec formation d’acidité volatile importante que l’on connaît aussi sous le nom de piqûre lactique. C’est la raison pour laquelle il est important de réussir une fermentation alcoolique complète, tel que le recommandait déjà CHAPTAL dans son ouvrage L’art de faire le vin :
« La fermentation n’a besoin ni de secours ni de remèdes, lorsque le raisin a obtenu son degré de maturité convenable, que l’atmosphère n’est pas trop froide, et que la masse de la vendange est d’un volume convenable. Mais ces conditions, sans lesquelles on ne saurait obtenir de bons résultats, ne se réunissent pas toujours ; et c’est à l’art qu’il appartient de rapprocher toutes les circonstances favorables, et d’éloigner tout ce qui peut nuire, pour obtenir une bonne fermentation »
Le vinificateur va donc essayer de sélectionner les meilleures souches de Saccharomyces cerevisiae pour se donner toutes les chances de réussir sa fermentation alcoolique. Il peut le faire à partir des levures naturellement présentes dans son chai et sur le raisin, on parle de levures indigènes, ou utiliser des levures œnologiques sélectionnées en laboratoire pour leur bonne performance afin de suppléer à une déficience de la microflore indigène, on les appelle les levures sèches actives.
🍇 Levures indigènes & Pied de cuve
Le vinificateur a deux moyens de vinifier avec les levures Saccharomyces cerevisiae indigènes : soit il travaille avec les raisins et laissent la fermentation se dérouler naturellement jusqu’au bout et sans intervenir, soit il va préparer un levain actif par multiplication des levures indigènes et que l’on appelle un « pied de cuve ». Pour cela, un peu avant le démarrage de la saison des vendanges, des raisins sont récoltés, foulés, et sulfités. La teneur en azote assimilable du moût est ajustée par addition de sels d’ammonium, puis le moût est mis en cuve et la température portée à 25-30°C. Il faut aérer vigoureusement et contrôler le développement des levures.
Ce levain sera ensuite apporté après les vendanges dans les moûts à ensemencer.
Si ce procédé permet de disposer d’une levure quantitativement satisfaisante, il n’y a par contre aucune garantie sur le niveau qualitatif de cette population, la microflore du chai pouvant devenir dominante sur celle apportée par le pied de cuve.
🔬 Les levures sélectionnées ou LSA (Levure Sèche Active)
La sélection de souches de levures est un concept ancien : dès la fin du 19ème siècle, certains instituts proposaient déjà des préparations de levures sélectionnées.
Une souche de levure est un ensemble de levures strictement identiques, dont l’obtention est possible grâce au mode de multiplication végétative permettant à une cellule de se reproduire à l’infini. Des mutations peuvent se produire pendant la phase de multiplication, c’est pourquoi des tests génétiques sont mis en place afin de contrôler la conformité des cellules obtenues à la cellule initiale.
La sélection d’une souche de levure se fait en plusieurs étapes:
✅ on isole d’abord la première cellule et on la multiplie.
✅ puis on définit le plus précisément possible les caractéristiques de chacune des souches, sachant que le sélectionneur s’intéresse à leur capacité à réaliser complètement la fermentation alcoolique, avec un bon rendement et une vitesse acceptable, mais contrôle également la synthèse d’acidité volatile, la libération de S02 dans le moût, les caractères aromatiques, etc.,
✅ puis on termine avec des essais de mini-vinifications. Les souches alors retenues sont testées à l’échelle des chais de vinification (cuves de 200 à 400 hl).
Bien évidemment se pose le problème de la commercialisation des levures sélectionnées. 🤔
Fin du 19ème siècle, début du 20ème, les levures étaient conditionnées sous forme liquide, puis, vers 1960 sous forme de levures pressées. L’inconvénient de ces conditionnements sont leur faible durée de vie et le volume des colis qui rendaient le transport coûteux.
Les avancées technologiques ont permis de mettre au point un procédé de séchage qui permet aux levures de garder une bonne viabilité : la levure sèche active ou LSA est née.
Conditionnée sous vide, la levure sèche offre l’avantage d’une durée de conservation de plusieurs mois et un volume de colisage faible.
Mais comment fait la levure pour survivre à ce procédé de déshydratation? Tout simplement grâce à sa propriété VNC (Viable Non Cultivable) que j’ai décrite ici (chapitre « Notion de Viabilité, Survie et Cultivabilité »).
Pour en faire un bref rappel, disons que le cytoplasme de la levure contient un gel dans lequel baignent les organites ; mais il contient également un sucre, le tréhalose. C’est lui qui joue un rôle majeur dans la résistance des levures au séchage.
Dans le procédé de production des levures sèches actives, ces dernières sont mises en culture de façon à favoriser l’accumulation de tréhalose en fin de croissance, ce qui va assurer le maintien de la viabilité lors du séchage : c’est ce sucre accumulé qui va maintenir l’intégrité des membranes de la levure durant les phases de déshydratation et de réhydratation. Toutes les souches ne présentent pas la même capacité à synthétiser ce sucre, et la capacité de résistance au séchage est donc un point clef dans la sélection des levures de vinification.
❓ Levures indigènes versus LSA : pour ou contre?
Beaucoup de vignerons mettent en avant le fait qu’ils travaillent avec les levures indigènes, et présentent parfois même ce procédé comme beaucoup plus naturel que l’emploi des levures œnologiques LSA. Qu’en est-il vraiment ?
A/ Travail en levures indigènes sans levurage par pied de cuve
Le déclenchement spontané de la fermentation alcoolique ainsi que la qualité aromatique de cette dernière va dépendre, nous l’avons vu, de la quantité de levures Saccharomyces cerevisiae présentes naturellement dans l’environnement de vinification, mais aussi du type de souche contenu dans le moût et de sa capacité à envahir rapidement le milieu : souche killer ou au contraire neutre ou sensible (je détaille ces caractéristiques ici , au chapitre « L’effet Killer »).
Si la quantité et la qualité des levures ne sont pas au rendez-vous, le risque est grand que la fermentation soit lente à démarrer, qu’elle soit languissante, et que les Saccaromyces cerevisia laissent place aux micro-organismes indésirables à l’origine d’importantes déviances aromatiques.
L’avantage d’une telle pratique est de permettre à toute la population levurienne de s’exprimer en début de fermentation : longtemps considérées comme dénuées d’intérêt, les levures non-Saccharomyces reviennent à nouveau sur le devant de la scène : leur activité enzymatique, en tout début de fermentation, permettrait de produire des molécules que l’on appelle des précurseurs, et qui, encore inodores, sont alors révélés par les Saccharomyces cerevisia. Le vin gagnerait en complexité aromatique.
Là encore, il convient d’être précis lorsqu’on parle de l’intérêt des levures non-Saccharomyces dans les fermentations : ne sont souhaitées que les variétés qui contribuent à la typicité du vin. En revanche, les Brettanomyces, les Zygosaccharomyces et les Saccharomycodes sont fortement préjudiciables.
L’inconvénient, et il est majeur, est le risque d’un départ de fermentation alcoolique mou et l’apparition de déviances aromatiques et de piqûre lactique rendant le vin peu agréable à boire, parfois même impropre à la vente.
B/ Travail en levures indigènes avec pied de cuve
Le pied de cuve réalisé à partir des levures indigènes permet de disposer d’une quantité de levures suffisantes pour le démarrage de la fermentation alcoolique. Il s’agit donc d’un levurage de levures indigènes.
L’avantage est qu’il ne nécessite pas d’achat de levures, et qu’il permet de bénéficier, comme pour le cas A/, d’une diversité de souches avec levures non-Saccharomyces à l’origine de précurseurs aromatiques que révéleront les Saccharomyces cerevisiae.
Un autre avantage présenté par les vignerons serait la typicité de la levure, qu’ils considèrent comme une composante du terroir, mais je préfère pour l’instant ne rien affirmer ni infirmer sur ce sujet, car il fait justement débat et je n’ai pas encore pris le temps de m’y pencher…
L’inconvénient majeur du pied de cuve est que la population de levures qu’on multiplie est inconnue : quelles sont les souches de Saccharomyces cerevisia que je multiplie ? Sont-elles combatives ? Sont elles majoritaires ou bien ai-je également favorisé le développement de levures non souhaitables ?
En outre, réaliser un pied de cuve est une opération assez lourde à mettre en oeuvre.
C/ Levurage avec utilisation des LSA
Les LSA ayant été sélectionnées pour leur efficacité fermentaire, elles permettent une bien meilleure maîtrise de la fermentation alcoolique car on dispose en une trentaine de minutes d’une population de levures très concentrée et très pure dans le moût.
Le respect des préconisations de réhydratation est indispensable pour obtenir de bons résultats. Une fois réhydratées, les levures sont apportées dans la cuve de fermentation en veillant à ce que l’écart de température entre le levain et le moût ne dépasse pas les 8-10°C.
Lorsque les règles sont respectées, les LSA deviennent rapidement dominantes sur les souches indigènes. On la retrouve alors dans la cave ainsi que dans les moûts non ensemencés. Le risque d’une fermentation alcoolique ratée est alors très faible.
Certains reprochent à cette méthode d’entraîner une diminution de la diversité microbienne, mais ce n’est pas tout à fait juste car les micro-organismes indigènes ne sont pas éliminés par le levurage.
D’autres prétendent que les levures sélectionnées permettent de modifier le profil aromatique du vin et ainsi de tricher sur le résultat final : si, à l’origine, les critères de sélection portaient essentiellement sur l’aptitude fermentaire et l’absence de défauts, ils ont en effet évolué aujourd’hui, avec l’apparition de souches spécifiques pour tel cépage rouge ou tel cépage blanc afin qu’elles en révèlent les arômes spécifiques. Mais là encore, il est très difficile d’affirmer que le levurage est à l’origine d’une uniformisation de la typicité de l’arôme car ce dernier dépend prioritairement de la composition du raisin en précurseurs aromatiques.
En outre, l’évolution des connaissances et des technologies permettent aujourd’hui d’isoler et de sélectionner des souches non-Saccharomyces comme celles présentes dans un pied de cuve et qui, employées en association avec les Saccharomyces, permettent d’obtenir les mêmes précurseurs aromatiques qu’avec un pied de cuve, tout en s’évitant le risque de contamination par des levures d’altération.
🔎 Conclusion
Le débat qui oppose les levures indigènes aux levures sélectionnées n’a, pour moi, pas lieu d’être. Certains vignerons qui travaillent en levures indigènes critiquent ceux qui emploient des levures sélectionnées en affirmant que c’est contre nature et que le vin ainsi obtenu n’est pas authentique. Mais c’est quoi, le goût de l’authentique ? C’est quoi, le ‘contre-nature’ ?
Il faut absolument rester vigilant et ne pas oublier que la critique est facile à formuler mais plus difficile à argumenter. Prétexter que les vins vinifiés avec des levures indigènes sont meilleurs que ceux fermentés par levures sélectionnées est une affirmation mais en aucun cas un argument.
La seule chose que l’on peut dire, c’est que l’emploi des levures sélectionnées va permettre de se donner toutes les chances de réussir une fermentation alcoolique propre en évitant la prolifération des levures dites d’altération à l’origine de graves déviances aromatiques, et qu’il s’agit des mêmes micro-organismes que les levures indigènes, des organismes bien vivants et non des « levures chimiques » comme le clament haut et fort certains détracteurs du milieu.
A mes yeux, le vin est un aliment de plaisir qui doit le rester. Il doit être présent pour magnifier un repas, le rendre plus agréable. Il est indissociable de la bonne chère, et je le sélectionne en fonction de sa qualité gustative avant tout. Qu’il soit vinifié en levures indigènes ou sélectionnées, lorsque le vigneron a du talent, le vin est toujours source de ravissement.
Sources bibliographiques
P. RIBEREAU-GAYON, Traité d’oenologie – Tome 1 : Microbiologie du vin – Vinifications – 7ème édition – 2017
A. LONVAUD-FUNEL & P. STREHAIANO & V. RENOUF, Microbiologie du vin – Bases fondamentales et applications – 2010