Dans mon précédent article portant sur les différentes étapes mises en œuvre dans la vinification, ici, j’avais évoqué de manière très succinte la fermentation alcoolique en précisant qu’elle était effectuée majoritairement par des levures de type Saccharomyces cerevisiae.
Je vous propose maintenant de faire plus ample connaissance avec ces micro-organismes si fascinants qui colonisent la terre, l’eau et l’air, en essayant de ne pas entrer dans des détails de chimie trop complexes. 🥴

🔎 Une levure, c’est quoi ?

La levure est le plus simple des organismes eucaryotes (c’est-à-dire qui possède un noyau structuré): c’est un champignon de forme généralement ovoïde ou sphérique, mais qui peut parfois prendre également la forme d’une bouteille, d’un citron, ou d’un triangle. Sa taille est d’environ 20 µm de long et de 1 à 10 µm de large: c’est petit 🔬 …mais toujours plus grand qu’une bactérie !

La cellule d’une levure comporte deux enveloppes cellulaires formant la paroi externe et la membrane interne séparées par un espace intra-membranaire, un cytoplasme contenant des organites et un noyau entouré d’une membrane renfermant les chromosomes (Figure 1). La connaissance des organites du cytoplasme est indispensable pour le vinificateur ou l’œnologue car ils ont un impact capital sur la fermentation alcoolique.

Figure 1 : Structure cellulaire d’une levure (d’après Ribeyreau-Gayon – Traité d’Œnologie Tome 1)

  • La paroi cellulaire est une enveloppe rigide qui protège la cellule et la rend totalement perméable à l’eau.
  • La membrane plasmique contrôle les échanges entre la cellule vivante et le milieu extérieur. Elle laisse circuler l’eau et certains solutés mais retient les grosses molécules.
  • Le cytoplasme comprend le cytosol (substance cytoplasmique de base) et les organites suivants :
    • les ribosomes qui synthétisent les protéines,
    • les mitochondries, qui assurent la production d’énergie à partir des sucres nécessaires à la croissance de la cellule. Elles sont également le siège de l’activité respiratoire en aérobiose (vie dans un milieu oxygéné).
    • une large vacuole, qui est riche en enzymes solubles mais qui est également le lieu de stockage des substances de réserve suivantes : le glycogène, pour le stockage de l’énergie, et le tréhalose, un sucre dégradé très lentement lorsque les réserves de glycogène sont épuisées. Le stockage du tréhalose est très important car il va permettre à la levure de survivre lorsqu’elle est dans un environnement défavorable (séchage, surgélation).

🧑‍🔬 Notion de Viabilité, Survie et Cultivabilité

Avant d’entrer plus en détail sur les levures fermentaires dans le vin, il me semble opportun d’exposer un point important car il permet de mieux comprendre certaines déviances en vinification : il s’agit de la notion de VNC ou Viable Non Cultivable…rassurez-vous, c’est très simple à comprendre 🙃

En microbiologie, un micro-organisme est considéré viable s’il est cultivable, c’est-à-dire capable de se développer en conditions optimales de laboratoire sur un milieu nutritif gélifié ou en milieu liquide.
Un micro-organisme incapable d’être cultivé est dit mort et c’est sur ce principe de ‘cultivabilité = viabilité‘ que sont effectués les contrôles microbiologiques en agroalimentaire, en médecine ou en pharmacie.
Toutefois, ce principe de viabilité déterminée par la cultivabilité des micro-organismes est incomplet : certains d’entre eux ne sont ni morts, ni vivants….🤔 Si si, le monde de l’infiniment petit a encore beaucoup de choses à nous révéler, et comme le dit si sagement Hubert REEVES, dans son livre Le banc du temps qui passe, nous avons tort de croire que «parce que je n’entends rien, j’en conclus que le ciel est muet ».
Et c’est exactement ce qui se passe pour nos micro-organismes ‘morts-vivants’: ce n’est pas parce qu’on n’a pas trouvé de méthode de culture en laboratoire capable de permettre leur développement qu’ils n’existent pas ou sont morts, puisqu’on peut en effet tout de même leur attribuer une signature ADN : ils existent, ils sont intacts, mais dans un état physiologique particulier incompatible avec la croissance dans les conditions de laboratoire, un état entre cultivabilité et mort définitive, un état réversible => on les appelle les organismes Viables-non-Cultivables ou VNC.
Cet état physiologique particulier répond à une stratégie de survie du micro-organisme lorsque le milieu dans lequel il vit devient toxique : la cellule se met en ‘économie d’énergie’, afin de préserver ses voies métaboliques intactes, et ce, jusqu’à ce que le milieu redevienne favorable à son développement. Si cet état est réversible pour permettre à la cellule de se protéger et de survivre pendant un certain laps de temps en milieu hostile, il a toutefois une durée limitée dans le temps et, sans modification favorable du milieu, la cellule finira tout de même par mourir par manque d’énergie. Dans le cas contraire, elle ressuscitera.

📚 La classification des levures

Le monde des levures est vaste, on en compte près de 4000, mais celles qui interviennent dans le cadre de la vinification sont moins nombreuses. Les levures œnologiques sont répertoriées selon une classification et une nomenclature qui a fait l’objet de nombreuses modifications, mais pour faire simple, elles sont identifiées par leur genre suivi de l’espèce et éventuellement de la souche (le génome) : par exemple, la levure responsable de la fermentation alcoolique est la Saccharomyce (genre) cerevisiae (espèce) tandis que la levure tant redoutée et majoritairement responsable des déviations aromatiques dans le vin est du genre Brettanomyce et son espèce est bruxellensis.

🔎 Origine et développement des levures dans le moût

Les levures sont très répandues dans la nature, les sols, à la surface des végétaux. Elles sont disséminées par le vent, les oiseaux, les insectes. Elles colonisent la pellicules des raisins et leur population ainsi que leur genre varient pendant la maturation des baies.

Figure 2 : Liste des levures répertoriées sur une baie de raisin en fonction des différents stades de maturation (extrait de la Microbiologie du vin : bases fondamentales et application)

On constate, sur la figure 2 ci-dessus, que la principale levure qui entre dans la fermentation alcoolique, la Saccharomyce cerevisiae, n’est que rarement présente sur la baie du raisin, tout au plus la trouve-t-on en quantité infime au moment de la récolte.
Les traitements de la vendange, le foulage, le pressurage et le sulfitage, suivi de la mise en cuve bouleversent complètement l’environnement des micro-organismes dont le nombre obtenu dans le moût ne correspond plus à celui relevé sur la peau des raisins ; seuls les micro-organismes les mieux adaptés à l’acidité et à la pression osmotique du moût de raisin survivent, et le manque d’oxygène pendant la fermentation va également éliminer une grande partie de la microflore de la baie, mieux adaptée à un environnement aérien. Ainsi, nombre de levures, bactéries et champignons filamenteux disparaissent rapidement dès le début de la fermentation alcoolique, au profit de la Saccharomyce cerevisiae qui va envahir le milieu en quelques heures.
🤔 Mais si cette dernière n’est pas ou que trop peu présente sur le raisin, d’où vient-elle ?
Tout simplement de l’environnement, car la Saccharomyce cerevisiae est présente dans le chai, et visiblement également dans les cuves où elle arrive à se maintenir entre deux récoltes, une supposition confirmée par la constatation que les fermentations spontanées sont plus difficiles dans des cuviers neufs que dans ceux déjà utilisés.

Après quelques jours de vendange seulement, le développement des Saccharomyces cerevisiae est fulgurant: cette dernière envahit le matériel de récolte et de transport, le fouloir, les égrappoirs, les pressoirs et toute l’atmosphère de la cave : dès le remplissage des cuves, elle se trouve largement représentée.
Il est d’ailleurs fréquemment constatée que les dernières cuves de vendange remplies achèvent leur fermentation avant les premières !

🔬 La fermentation alcoolique : évolution du système microbien

Lorsque la vendange est réceptionnée au chai, les raisins sont, je le rappelle, peuplés de levures, de champignons, et de bactéries. Dès leur mise en cuve, dans les premières heures de vinification, en fermentation spontanée, la microflore du moût de raisin est très similaire à celle de la baie, mais après une vingtaine d’heures, la Saccharomyce cerevisiae se développe, coexistant ainsi un moment avec les levures du raisin (on compte alors environ une dizaine d’espèces différentes), avec parmi elles, des levures dites non-Saccharomyces, comme par exemple la Kloeckera apiculata, la Candida stellata, la Pichia membranefaciens, la Brettanomyce bruxellensis, etc ; elles ont toutes des aptitudes différentes à s’adapter au moût de raisin, puis au moût en fermentation, et enfin au vin. C’est pour cela qu’une grande partie d’entre elles disparaissent rapidement au début de la fermentation spontanée, probablement en raison de leur moindre résistance à l’éthanol et autres molécules qui s’accumulent dans le milieu, mais également de la chute brutale d’oxygène disponible pour les espèces à métabolisme oxydatif.

Une fois que les levures Saccharomyces cerevisiae ont envahi le milieu, elles transforment par fermentation les sucres et autres nutriments d’un côté en biomasse (développement des levures), et de l’autre en éthanol (alcool), en gaz carbonique et en de très nombreux autres produits du métabolisme qui vont composer le vin : c’est la fermentation alcoolique.
En fin de fermentation alcoolique, les populations de Saccharomyce cerevisiae diminuent progressivement. Dans des conditions normales d’une bonne vinification, caractérisée par un épuisement rapide et complet des sucres, aucune autre espèce de levure n’apparaît significativement en fin de fermentation. Dans le cas contraire, le vin est alors altéré par une levure d’altération, dont la plus fréquente et la plus redoutable est la Brettanomyce bruxellensis, généralement responsable de graves défauts olfactifs.

 🔎 Colonisation du moût par les Saccharomyces cerevisiae : l’importance de la souche et l’effet Killer

Nous l’avons vu, la levure fermentaire majoritaire qui entre en action dans la fermentation alcoolique est du genre Saccharomyce, espèce cerevisiae. Mais une notion supplémentaire s’ajoute au genre et à l’espèce : c’est la notion de souche.
Selon la souche, le comportement va être différent et influer sur l’équilibre de la population microbienne dans le moût qui dépend de facteurs environnementaux comme la température et le pH, mais aussi de facteurs nutritionnels.
Nous savons que certaines populations de levures, non adaptées à un moût en fermentation privé d’oxygène et peu résistantes à l’éthanol produit par les Saccharomyces cerevisiae en début de fermentation, vont vite disparaître. Mais l’équilibre de la population microbienne est également soumise à des facteurs biologiques tels que les composés synthétisés par un groupe microbien qui pourraient avoir des effets positifs ou négatifs dans la croissance de certaines autres souches: on appelle ça le phénomène Killer.

L’effet Killer 🧐 Attention, on se concentre un peu…

Il existe chez certaines levures, dont notamment la Saccharomyce cerevisiae, des souches dites « Killer« , des souches dites « Sensibles » et des souches dites « Neutres« .
Les souches Killer sécrètent une protéine Killer qui est toxique pour les levures dites Sensibles, tandis que les souches Neutres ne sécrètent pas de toxine et ne sont pas sensibles à cette protéine Killer.
Des études ont également établi qu’une souche Killer peut être sensible à la toxine Killer produite par une autre souche Killer, et que les souches Sensibles peuvent présenter des degrés de sensibilité différents vis à vis d’une même souche Killer.

Pour faire simple, certaines souches de levures sont capables de sécréter des toxines qui vont éliminer d’autres souches plus fragiles, leur permettant ainsi de faire plus facilement place nette et de pouvoir coloniser le milieu.

Si le rôle du facteur Killer dans la concurrence entre espèces durant la fermentation alcoolique est malheureusement peu documenté car encore peu étudié, le mécanisme Killer entre souches de Saccharomyces cerevisiae est celui qui est le mieux connu. La fréquence d’apparition du phénomène Killer des souches Saccharomyces cerevisiae est très variable selon les régions viticoles : des enquêtes de terrain ont révélé que cette fréquence est élevée dans le vignoble méditerranéen et dans le Beaujolais, tandis qu’elle est quasi absente en Touraine.
L’effet de la toxine Killer produite par les souches Killer de Saccharomyces cerevisiae est surtout efficace sur des cellules en phase de croissance, les cellules stationnaires y étant relativement peu sensibles. La teneur en éthanol et en SO2 du moût n’affecte pas l’activité de la toxine, mais cette dernière est toutefois rapidement détruite par la chaleur, le moût pouvant atteindre une température de 32°C pendant la fermentation. Le pH et les composés phénoliques des raisins peut également inactiver la toxine Killer.
Quoiqu’il en soit, même si ces facteurs environnementaux influent sur l’activité Killer et si l’intensité de l’effet dépend des souches, le facteur Killer est un facteur supplémentaire certain pour la réussite de l’implantation des Saccharomyces cerevisiae dans le moût et la garantie d’une fermentation alcoolique rapide et réussie.

En outre, de récents travaux ont révélé que des levures non-Saccharomyces sont également capables de produire une toxine Killer, comme, par exemple, les souches Killer d’Hanseniaspora uvarum, de Pichia kluyveri et Pichia membranifaciens ou encore de Candida pyralidae. Mieux encore, les levures Pichia membranifaciens et Candida pyralidae seraient capables de produire une toxine Killer active vis à vis des levures d’altération Brettanomyces bruxellensis, elles pourraient donc constituer un agent de biocontrôle potentiel pour lutter contre le développement de cette levure d’altération, qui elle, ne semble pas capable de produire de toxine Killer.
Ces travaux constituent une avancée œnologique très intéressante, car quelque soit le mode de vinification (sans sulfites ajoutés, peu interventionniste ou traditionnelle), la présence de Brettanomyces bruxellensis dans un vin est un véritable fléau !

 


Sources bibliographiques

P. RIBEREAU-GAYON, Traité d’oenologie – Tome 1 : Microbiologie du vin – Vinifications – 7ème édition – 2017
A. LONVAUD-FUNEL & P. STREHAIANO & V. RENOUF, Microbiologie du vin – Bases fondamentales et applications – 2010
Stéphanie HENCKÉ, Utilisation alimentaire des levures – Thèse soutenue pour l’obtention du diplôme d’état de Docteur en Pharmacie – 30 Juin 2000