Le vin jaune est un vin rare, puissant, au goût complexe, qui surprend au premier contact :on aime ou on déteste. Il est issu uniquement du Savagnin, récolté tardivement et qui, une fois les fermentations terminées, est élevé en fûts sans soutirage ni ouillage (1) pendant très exactement 6 ans et 3 mois.
C’est à ce moment, peu après sa mise en fût, que ce vin forme un voile à sa surface qui le préserve de l’oxydation et lui confère son fameux goût de vin jaune.
Au terme de son vieillissement, environ un tiers de son contenu s’est évaporé.

(1) Durant l’élevage, une partie des composants du vin s’évapore. L’ouillage est une opération permettant de  maintenir le plein dans un fût qui s’est partiellement évaporé en ajoutant du vin de même nature. Cette opération est faite régulièrement pendant l’élevage.

Mais d’où vient ce voile ? Comment se forme-t-il ?

Le mode d’élaboration du vin jaune, s’il était reproduit ailleurs, ne donnerait quasiment toujours que du vinaigre (il y a toutefois des exceptions). Car les composants du vin qui s’évaporent pendant l’élevage laissent place à l’oxygène de l’air : la surface du moût exposée à l’oxygène va s’oxyder et potentiellement être la cible de micro-organismes néfastes qui vont se développer au contact de l’air, rendant le vin impropre à la consommation. Dans le cas du vin jaune, le développement d’un voile de levure à la surface du moût l’isole de l’air. Il n’y a donc plus de risques de contamination par des agents bactériens (ou levuriens) indésirés.

La formation de ce voile a longtemps été inexpliquée. D’autant plus qu’elle est aléatoire, et que les voiles ne se ressemblent pas tous d’un tonneau à l’autre : certains sont fins et légers, d’autres épais et floconneux.
Alors la science s’est penchée sur ce mystère….afin de lever le voile, mais pas que : il fallait aussi comprendre pourquoi certains tonneaux ne développaient pas de voile du tout, causant une perte non négligeable pour le vigneron.

Un facteur est déterminant pour l’apparition du voile : la température. Le froid ? Non ! En dessous de 13°C, la formation du voile est très difficile, voire impossible. Le soutirage en tonneau se fait donc généralement au printemps, et après un long temps de repos  après les fermentations, car le risque de montée en acidité volatile (vinaigre) est multiplié si le soutirage du moût pour prise de voile s’est fait trop tôt après les fermentations. 

Obtenir un bon vin jaune revient à maîtriser l’équilibre microclimatique environnant le tonneau. Contrairement aux idées reçues, ce n’est pas dans l’humidité des caves aux murs couverts de moisissures que le voile se développe le mieux. Le Laboratoire d’Analyse du Jura de Poligny a montré que les locaux les plus favorables étaient secs et, surtout, aérés. Il faut donc une bonne circulation d’air autour du tonneau et une hygrométrie faible. Le vin s’évapore d’autant plus facilement en milieu sec, et cette perte d’eau entraîne une concentration des autres éléments comme l’alcool (le moût passe de 13 à 15%), les acides, les arômes, etc., alors que dans une cave humide, c’est l’alcool qui s’évapore, le degré alcoolique diminue, son effet protecteur devient insuffisant et expose le moût aux attaques microbiennes à l’origine de déviances aromatiques.
Ce n’est donc pas un hasard si le vin jaune de Château-chalon a acquis une si grande réputation, car les caves du village sont creusées directement dans la roche calcaire du rocher dont la hauteur leur permet d’être naturellement sèches et faciles à aérer.

Quelles levures sont à l’origine de ce voile ?

Des analyses ont été menées sur des prélèvements de voile effectués dans les moûts de Xérès et de vin jaune du Jura : ces derniers contiennent essentiellement des Saccharomyces Cerevisae (avec quelques dizaines de levures d’espèce différentes). Elles sont donc de la même espèce que celles de la fermentation alcoolique.
Ce qu’il faut savoir, c’est que les levures ont la capacité de dégrader les sucres soit par voie respiratoire soit par voie fermentaire dans un milieu privé d’oxygène.
Lors de l’élaboration d’un vin tranquille, à la fin de la fermentation alcoolique, lorsque les Saccharomyces cerevisae ont consommé tout le sucre du moût en milieu anaérobie (sans oxygène), elles meurent.
Lorsque le vin est transféré en tonneau pour effectuer son élevage, les levures Saccharomyces Cerevisae utilise la métabolisation par voie respiratoire, puisque l’espace entre la surface du moût et le tonneau est rempli d’oxygène.

On pensait donc que c’étaient les mêmes levures fermentaires qui formaient le voile, ce qui a été démenti par les analyses effectuées sur les échantillons de voile, parce que les souches ne sont pas les mêmes. Les levures sont classifiées par leur genre (dans notre cas : Saccharomyces) suivi de l’espèce (dans notre cas : Cerevisae) et éventuellement de la souche : le génome. Les Saccharomyces Cerevisae de la fermentation alcoolique n’ont pas la même souche que les Saccharomyces Cerevisae de voile. Ces dernières présentent un génome caractéristique qui leur permettent de s’agréger entre elles et de former ce voile de surface.

L’origine de cette souche de levure capable de s’agréger est toutefois encore inconnue ! Est-elle présente sur le raisin ou au chai ? Est-ce la même levure qui est présente dans le voile pendant les 6 ans d’élevage ?

Pour y répondre, 2500 souches de levures ont été isolées dans deux domaines jurassiens séparés par 50 km et ne travaillant qu’en levures indigènes (pour en savoir plus sur les levures indigènes, vous pouvez vous reporter à mon article LEVURES INDIGÈNES ; Pour ou contre ?), sur 41 vins et sur des voiles des millésimes 2007 et 2013.
Les voiles sont de couleurs variées avec des nuances de blanc, crème, jaune, rose, gris, noir et marron. Certains recouvrent totalement le vin, d’autres partiellement, reflétant l’âge du vin. Leurs surfaces sont tantôt lisses, tantôt granuleux ou ridés.

Les différents types de voile (Extrait de la Revue des Œnologues n°172)

Cela montre qu’une même espèce de levure peut conduire à la formation de types de voiles totalement différents.
Les analyses des différentes souches mettent en exergue que les Saccharomyces Cerevisae prélevées en fin de fermentation alcoolique ne présentent pas le profil spécifique aux levures de voile, tandis que les levures prélevées sur les voiles naissant après transfert en tonneau le possèdent. La formation du voile serait donc lié à l’implantation de levures de voile qui seraient présentes naturellement dans la cave, dans le matériel ou les fûts.
Un voile peut être constitué de plusieurs souches différentes de levures de voile, et la présence dominante des souches varient en fonction des saisons, laissant penser que certaines souches de levures de voile sont mieux adaptées aux températures hivernales, et d’autres aux températures chaudes de l’été. Ainsi, au rythme des saisons, le voile sombre au fond du fût lorsque les cellules meurent et il est remplacé par un autre voile formé par des souches mieux adaptées aux conditions du moment. Les levures mortes au fond de la cuve s’autodégradent en libérant des composés qui vont être utilisés par les levures vivantes à la surface du moût pour se multiplier et reformer le voile.

Les résultats des analyses ont également montré qu’une même souche pouvait être présente dans des voiles de millésimes différents, ce sont des souches dominantes. Quant à la disparité de couleur et de structure du voile, les composants du vin sont à l’origine de toutes ces variations : la couleur serait liée à l’absorption de composés phénoliques par les parois levuriennes, tandis que la structure du voile pourrait dépendre de la densité cellulaire, des mouvements dans le fût liés à la pression atmosphérique et aux mouvements browniens liés aux variations de températures.
La structure du voile a son importance, car les producteurs de vin jaune sont affirmatifs : les voiles fins à aspect « peau de souris » sont ceux qui donnent les vins jaunes les plus complexes et les plus fins.

Le vin court-il en risque avant la formation du voile ?

Oui ! la phase la plus critique dans l’élevage du vin jaune est la période comprise entre la fin des fermentations, lorsque le moût est soutiré en tonneau et le début de la formation du voile : la surface du vin reste donc quelques temps en contact de l’air avant la formation du voile. N’importe quel micro-organisme peut s’y développer et proliférer, les pires étant les bactéries acétiques qui vont rapidement transformer le vin en vinaigre. Il est impossible dans cette phase de sulfiter les moûts, au risque de contrarier le développement  des Saccharomyces Cerevisae de voile, mais on a pu constater que la combinaison [taux d’alcool élevé + PH bas] dans le moût permet aux vins de mieux résister à l’attaque de micro-organismes déviants. Un autre accident possible est l’oxydation du vin non protégé par le voile : il subit en quelque sorte une madérisation précoce qui va déprécier le goût du vin jaune.

Ainsi, pour faciliter l’implantation du voile, les vignerons peuvent soit vendanger le tonneau de 228 litres pour le vider d’une certaine quantité de vin (5 litres minimum) pour que les levures optent tout de suite pour le métabolisme respiratoire en présence d’oxygène et proliférer, soit ensemencer les moûts avec des levures de voile sélectionnées pour leur performance en laboratoire, ou en prélevant eux-mêmes, de leur propres moûts, des souches issues de voiles performants.

La levure de voile n’existe-t-elle que dans le Jura ?

Non. On la retrouve également en Espagne (fabrication du Xérès), ainsi qu’en Italie.
Mais les levures du Jura forment un groupe à part, bien identifié par les chercheurs : il existe donc bien une typicité jurassienne des levures de voile.

Si le Savagnin se prête aussi bien à la fabrication des vins de voile, c’est grâce à son exceptionnelle acidité qui agit comme un agent protecteur contre d’éventuelles contaminations par des micro-organismes indésirables pendant l’élevage. Ce n’est pas le cas du Chardonnay dont la prise de voile peut s’avérer plus risquée et aléatoire.


Sources bibliographiques

LA REVUE DES OENOLOGUES, Étude de la migration du 2,4,6-TCA dans les vins tranquilles, n°133 – Octobre 2009
LE CHÂTEAU-CHALON, Un vin, son terroir et ses hommes – Éditions MétaJura – 2013