La bonne qualité du vin ne dépend pas uniquement de la manière de le faire. Mais cette manière y contribue beaucoup plus que ne l’imagine le vigneron – il accuse son sol, son climat – c’est lui qu’il doit accuser, s’il n’obtient pas de meilleur vin (Cadet de Vaux – L’art de faire du vin d’après la doctrine de Chaptal – 1801)
POURQUOI LE VIN CONTIENT-IL DES SULFITES ?
La présence de sulfites dans le vin est à la fois d’origine naturelle et « artificielle » : d’origine naturelle, car certaines levures produisent naturellement du SO2 pendant la fermentation, et d’origine « artificielle » quand il est ajouté volontairement dans les moûts à différentes étapes de sa fabrication.
LE RÔLE DES SULFITES
Le dioxyde de soufre, ou SO2, est un élément chimique extrêmement intéressant car il cumule des propriétés à la fois antioxydantes et antiseptiques.
L’un des facteurs essentiels à l’élaboration du vin est l’oxygène. Utile pendant la phase d’élevage, il est en revanche néfaste après la vendange, pendant les phases de débourbage et de soutirage, et avant la mise en bouteille ; le soufre est alors utilisé pour « consommer » l’oxygène indésirable:
- Après les vendanges: les raisins sont sulfités afin de leur éviter toute oxydation prématurée surtout si la qualité sanitaire des grains n’est pas au rendez-vous.
- Au débourbage: après pressurage, il permet de clarifier le jus en éliminant les particules indésirables comme les débris terreux, les morceaux de rafles ou de pellicule. Lorsqu’il s’effectue de façon statique, le moût est mis au repos pendant 12 à 24h de façon à ce que les débris tombent au fond de la cuve. Il ne faut surtout pas que la fermentation démarre pendant cette phase car elle pourrait gêner la sédimentation des bourbes. L’apport de sulfites permet ainsi d’en retarder le déclenchement.
- Pendant la fermentation, un faible apport de SO2 permet de tuer certains types de levure indésirables à l’origine de déviances aromatiques ainsi que les bactéries responsables de la piqûre acétique, tout en laissant travailler les levures indispensables à la fermentation du moût.
- Une fois les fermentations (alcooliques et malolactiques) terminées, l’ajout de SO2 permet d’éliminer tous les germes qui pourraient générer une reprise de fermentation, et protège le vin de l’oxydation lors des transferts de cuves par soutirages successifs jusqu’à la mise en bouteille.
LES MALADIES DU VIN : UN OBSTACLE AU COMMERCE DU VIN
Les racines de nos vignes s’enfoncent dans l’histoire des temps, comme elles s’enfouissent, profondes, entre les cailloux. (Emile Peynaud – Le vin et les jours).
ORIGINES DU VIN
On estime de façon quasiment certaine que le berceau de la viticulture se situe dans le bassin méditerranéen oriental. La culture de la vigne atteint sa première apogée au temps des pharaons, puis elle arrive en Grèce, pays où l’on accorde une telle importance au vin qu’on lui attribue son origine au Dieu Dyonisos. La colonisation de la Sicile, de l’Italie et du Sud de la France par les grecs fut enfin un vecteur important de la viticulteur en Europe.
Le développement viticole s’accélère avec les Romains: la consommation quotidienne de vin, la multiplication des banquets que l’on souhaite accompagner de vins rares et précieux entraîne une demande croissante de crus italiens hautement réputés. Il était de coutume de ne consommer ces nectars qu’à leur apogée, que les romains estimaient atteint au bout de 10 à 20 ans d’âge minimum. Les nombreux voyages subis par les vins ainsi que les longues années de vieillissement auquel ils étaient soumis avant leur consommation soulèvent très tôt le problème de leur conservation.
« Pour Columelle comme pour Pline l’Ancien, les vins qui peuvent se conserver sans qu’on ait rien ajouté au moût sont les meilleurs » (Pierre Tchernia – Le vin romain antique), ce qui relève de l’exceptionnel, quand on connaît la propension du moût de raisin à vouloir se transformer en vinaigre, en l’absence de toute intervention humaine. Les textes anciens fournissent des méthodes de vinification aussi différentes que nombreuses, mettant l’accent sur les difficultés que l’on rencontrait pour empêcher un vin de devenir aigre. Tantôt l’on y ajoutait de la résine crue, ce qui lui conférait un goût prononcé de térébenthine, sans pour autant le préserver de l’acescence, tantôt l’on y ajoutait de la poix (résine cuite), ou encore du moût réduit par ébullition (appelé defrutum) ainsi que des aromates, parfois même de l’eau de mer…Rien n’y fit, à quelques exceptions près, les vins tournaient au vinaigre.
L’utilisation du soufre était déjà connue des anciens. Caton (Marcius Porcius Cato, 243 av JC-149 av JC) en mentionne l’emploi dans son traité De Re Rustica, lorsqu’il liste les travaux à effectuer par mauvais temps, dont le soin des futailles dont il préconise « de fermer les fentes avec du lut*, de les enduire exactement avec de la poix. Voici la formule du lut pour les tonneaux : une livre de cire, une livre de résine, et deux fois moins de soufre ».
* Enduit de composition variable qui durcit en séchant et qui sert à boucher hermétiquement des interstices ou des récipients.
Il évoque encore, dans ce même traité un « moyen de soustraire la vigne aux ravages du ver coquin*, […] en la pulvérisant d’un mélange contenant, entre autre, « un tiers de bitume, et un quart de soufre ».
* Insecte ravageur de la vigne, plus connu sous le nom de Cochylis.
Mais en aucun cas les romains ne penseront à utiliser le soufre lors de la fabrication du vin, certainement parce que les principes de sa fermentation leur étaient totalement inconnus.
Il faut attendre le 18ème siècle pour voir apparaître les premières observations sur les facteurs à l’origine de la dégénération du vin et l’emploi du soufre pour la contrer. Nicolas Bidet, viticulteur et sommelier de la reine Marie-Antoinette, affirme, dans son Traité sur la nature et sur la culture de la vigne, sur le vin, la façon de le faire de 1759, que « que le grand air corrompt et diminue la qualité du vin » et que les vins « mis en cave, acquerrent une qualité bien supérieure à celle qu’ils avaient auparavant ». Il observe également que le vin subit deux fermentations « qu’il faut ici distinguer pour qu’on ne s’y trompe pas : elles font des effets tous différens »: il s’agit de la fermentation alcoolique dans le premier cas, « cette fermentation qui se fait aussitôt que le vin sort du pressoir, et qui dure dans sa force environ trois semaines », et la seconde fermentation, qu’il considère comme étant celle « qui se fait dans le vin, lorsqu’au Printems la sève monte à la Vigne, et qu’elle se renouvelle vers le mois d’Août » et qui peut avoir des effets destructeurs. C’est la raison pour laquelle il préconise d’effectuer un premier soutirage du vin vers le mois de Décembre, contrairement aux usages d’antan qui voulaient que l’on ne soutire qu’à partir de Pâques.
Il témoigne également de « l’usage de faire couler dans le tonneau un petit bout de meche soufrée large d’un demi-pouce, et long d’un pouce et demi » lors du premier tirage au clair (étape de clarification/filtration du vin), afin d’éviter que le vin ne s’évente.
Plus tard, vers 1807, Chaptal observe que la teneur en sucre du moût a une influence directe sur la qualité du vin. Plus le raisin est concentré en sucre, plus la fermentation se déroule correctement, et mieux le vin se conserve dans le temps. Il conseille, lorsque la saison a été défavorable et que la maturité du raisin n’est pas au rendez-vous, de rajouter du sucre dans le moût, expliquant que « l’addition de sucre a le double avantage d’augmenter considérablement la spirituosité du vin, et de prévenir la dégénération acide à laquelle les vins faibles sont sujets » (Chaptal – L’art de faire le vin – 1807). Il y décrit également la technique de soufrage des moûts pratiquée à cette époque: « on met le moût dans des tonneaux qu’on remplit au quart ; on brûle plusieurs mèches dessus, on met le bouchon, et on agite fortement le tonneau jusqu’à ce qu’il ne s’échappe plus de gaz par le bondon lorsqu’on l’ouvre ». Ce moût fortement soufré et appelé « vin muet », car incapable de fermenter, est alors ajouté au vin final à raison de deux ou trois bouteilles par tonneau. Malheureusement, malgré toutes ces précautions, certains vins finissent tout de même par virer au vinaigre…
Chaptal recense trois grandes maladies du vin :
- la graisse, une altération qui rend le vin huileux et plat et qui touche essentiellement les vins dits « faibles »
- l’acescence, ou piqûre acétique, la maladie la plus commune qui transforme le vin en vinaigre,
- et l’amertume qui touche la majorité des vieux vins et souvent les meilleurs crus, cette même amertume que les romains recherchaient, non pour ses qualités gustatives, mais parce que sa présence indiquait que le vin était très vieux, donc très précieux.
Il faut attendre l’arrivée de Pasteur pour que les méthodes de vinification fassent un bond en avant. Ses travaux s’avèrent déterminants, ils établissent en effet les fondements de l’œnologie : « Ce ne sont pas les hommes des métiers du vin, si ingénieux soient-ils, qui ont fait avancer l’œnologie, ce sont les savants dans leur laboratoire. » (Emile Peynaud – Les vins et les jours).
Napoléon III, constatant que les maladies du vin portaient préjudice au commerce de cette boisson, demande à Louis Pasteur de bien vouloir se pencher sur le sujet et de trouver un moyen de le combattre. La rigueur scientifique de ce grand chimiste et physicien va permettre de percer le mystère de la fermentation, dont les anciens en connaissaient certes les causes externes et les conséquences, mais en aucun cas les mécanismes.
Originaire du Jura, Pasteur connaît bien les techniques viticoles uniques pratiquées dans cette région, à savoir la vinification sous voile. En automne 1863, il étudie différents échantillons de vins du Jura fermentés sous voile. L’observation au microscope de ce fameux voile appelé « fleur du vin », prélevé sur des échantillons de vin sain et non piqué, révèle qu’il était composé « de mycoderma vini très pur », mais qu’au contraire, « et sans aucune exception, les fleurs étaient un mélange de mycoderma vini et de mycoderma aceti lorsque le vin tournait à l’acide » (Etudes sur le vin – Pasteur, 1866).
Là où Chaptal pensait que la présence de fleur augurait systématiquement d’une dégénération acétique du vin, Pasteur démontre que seule la nature de la fleur détermine la qualité du moût: composée uniquement de mycoderma vini pur, elle permet au vin de passer bon nombre d’années en tonneau sans s’aigrir, du moment qu’il a suffisamment de nutriments pour la nourrir. En revanche, si elle contient également de la mycoderma aceti, le vin ne pourra pas survivre. Pasteur venait d’identifier un micro-organisme que l’on connaît sous le nom de « bactérie acétique » responsable de la transformation du vin en vinaigre.
Il étudie également la maladie de la pousse ou de la tourne qui apparaît lorsque les mois de mai à août provoquent une augmentation de chaleur: Le vin se trouble, présente de fines bulles et devient fade. Il y détecte la présence d’un « ferment très différent de la levûre alcoolique du vin et qui offrait les plus grands rapports avec le ferment lactique »: il s’agit en effet d’un phénomène provoqué par la présence de bactéries lactiques qui décomposent l’acide tartrique en produisant de l’acide acétique et du gaz. Ces mêmes bactéries sont également responsables de la maladie de la graisse (augmentation de la viscosité du vin), et de la maladie de l’amertume, lorsqu’elles dégradent le glycérol en générant des saveurs amères; des maladies bien connues de Pline l’Ancien lorsqu’il écrit que « l’on conserve encore de ces vins, qui ont par conséquent près de deux cents ans, et qui sont devenus comme un miel de goût amer. C’est là, en effet, la propriété des vins très vieux ; on ne peut les boire purs, il faut y mêler de l’eau, qui en dompte l’amertume fruit de la vieillesse ».
Pasteur en conclut que « les maladies des vins sont corrélatives de la multiplication de végétations parasites, et qu’en l’absence de ces cryptogames le vin vieillit sans altération ». Pour éradiquer ces germes, il cherche une solution autre que les procédés de soufrages, méchages ou mutages que le Dr Jules Guyot déconseillait car « ils tuent le vin et lui donnent souvent mauvais goût ». Pasteur propose alors de chauffer le vin à une température de 50 à 60° : le concept de pasteurisation était né. Cette méthode n’eût toutefois pas le succès escompté, jugée en effet trop brutale.
En 1892, Emile Viard explique dans son Traité général de la Vigne que « le méchage a l’inconvénient de ne pouvoir régler facilement la quantité d’acide sulfureux à introduire dans le vin », et que ce dernier nuit à la santé des consommateurs. Cet obstacle fut détourné plus tard par l’emploi du SO2 sous forme de gaz liquide, de solution aqueuse, ou de comprimés effervescents, permettant un dosage beaucoup plus précis et mieux maîtrisé.
RÉGLEMENTATION DE L’EMPLOI DES SULFITES
Autorisé jusqu’à des doses de 450mg/l en 1926, le soufre est aujourd’hui ajouté en quantité bien moindre dont les seuils maximum actuellement en vigueur sont de :
- Entre 150 et 200mg/l pour les rouges,
- entre 200 et 250 mg/l pour les blancs et les rosés, 300 mg/l pour les blancs de certaines AOC et 400mg/l pour les vins blancs liquoreux type Sauternes, Coteaux-du-Layon, etc..
- entre 185 à 235mg/l pour les vins mousseux.
Pour les vins issus de l’agriculture biologiques, les teneurs maximales autorisées sont de :
Lorsque le vigneron décide de procéder à la vinification de ses raisins sans ajouter de soufre, le vin est dit « sans soufre ajouté ». Toutefois l’étiquetage « contient des sulfites », obligatoire dès que la teneur en SO2 est supérieure à 10mg/l, est tout de même présent sur la bouteille car les levures, pendant la fermentation, produisent naturellement du SO2 dans le vin à hauteur d’environ 30mg/l.
Ces vins dits « sans soufre ajouté » ont l’énorme avantage de ne contenir qu’une très faible dose de sulfites naturels, mais ils présentent le risque de contracter les maladies du vin contre lesquelles l’homme a cherché à lutter pendant des siècles !
DES VIN DE GARDE SANS SULFITES ?
Nous l’avons vu, le potentiel de conservation d’un vin est un sujet qui taraude les esprits depuis près de vingt siècles. Le plaisir de consommer de vieux vins millésimés avec la garantie qu’ils soient toujours propres à la consommation, nous le devons au procédé du soufrage effectué pendant les différentes étapes de vinification. Mais à haute dose, le soufre peut non seulement se percevoir à la dégustation, mais devenir également nocif pour notre organisme. Il faut trouver le juste milieu entre conservation du vin et santé. Les avancées technologiques en matière de vinification comme le contrôle des températures pour mieux maîtriser le déroulement des fermentations, ainsi que l’hygiène du matériel vinaire sont d’autant plus de raisons de vouloir et de pouvoir limiter les doses de SO2 ajoutées dans le vin. L’apparition en 1970 de domaines viticoles travaillant d’une manière écologique et biologique donne un nouvel élan à la science : les laboratoires œnologiques recherchent aujourd’hui des solutions alternatives à l’emploi du soufre pour assurer la bonne conservation du vin.
LES NOUVEAUTÉS DU XXI ÈME SIÈCLE
Le service Recherche & Développement du groupe Institut Œnologique de Champagne propose aujourd’hui des solutions œnologiques qui, conjuguées à de bonnes pratiques de vinification, permettent de limiter la quantité de SO2 total dans les vins.
LES BONNES PRATIQUES DE VINIFICATION
Pour s’affranchir de l’utilisation du soufre, il faut faire preuve d’une hygiène irréprochable au chai et pendant les différentes opérations de vinification.
Tout commence dans le vignoble : la qualité des raisins et leur degré de maturité sont déterminants. La vendange doit être saine et de qualité : les raisins ne doivent porter aucune trace de brûlure ou de pourriture. Ils doivent être cueillis avec délicatesse et transportés le plus rapidement vers le chai. Ces conditions imposent le choix d’une vendange manuelle qui permet d’éliminer de suite le moindre raisin douteux sur une grappe fraîchement cueillie. Ces dernières sont récoltées puis déposées délicatement dans des cagettes afin d’éviter que le grain ne s’écrase et que le jus ne s’oxyde à l’air. Les vendanges seront faites de nuit ou tôt le matin, lorsque les températures sont encore fraîches.
Des règles d’hygiène strictes doivent être respectées au chai : tous les contenants doivent être consciencieusement nettoyés et désinfectés. Les fermentations doivent être surveillées régulièrement, avec ensemencement du moût en levures/bactéries lactiques pour assurer une fermentation alcoolique/malolactique complète.
Enfin, les différentes manipulations effectuées pour transférer les moûts d’un contenant à un autre doivent se faire en présence de gaz inerte pour protéger le vin de l’air ambiant.
LES NOUVEAUX PRODUITS ŒNOLOGIQUES
Les laboratoires œnologiques proposent aujourd’hui diverses solutions alternatives à l’emploi de SO2. Ils proposent des catalogues de produits contenant, entre autres:
- Une sélection de souches de levures de fermentation produisant moins de SO2 naturel que les levures classiques.
- Une sélection de bactéries lactiques à inoculer dans le vin permettant une fermentation malolactique extrêmement rapide qui protège le moût de toute piqûre acétique.
- et plus récemment, des lies de levure et des dérivés de levure riche en glutathion, présentés comme une alternative partielle pour protéger le vin de l’oxygène pendant son élevage et son stockage. Elle permet de réduire l’emploi du soufre, mais pas de l’éliminer totalement.
L’emploi systématique de sulfites dans l’élaboration de vins destinés à la garde peut donc être évité de nos jours, les procédés de l’agriculture biologique et de la biodynamie y ont fortement contribué, mais ce choix exige en contrepartie une hygiène irréprochable dans les différentes étapes de vinification et un coût de fabrication qui se répercute sur le prix final de la bouteille.