Il fait partie de notre quotidien et obture la quasi totalité de nos bouteilles de vin : le bouchon de liège. Sans lui, nous n’aurions pu goûter au plaisir des vieux vins, que les longues années de sommeil passées sous sa protection ont patinés et enrichis. Il mérite donc amplement un petit article, car il fût très tôt apprécié, puis oublié, puis redécouvert, puis à nouveau critiqué. Et pourtant, à chaque fois, il fût le seul capable d’accomplir cette prouesse :  permettre au vin de vieillir…sereinement.

Le savoir grandissant de l’Homme permet d’analyser et de comprendre toujours plus finement les témoignages du passé. Les fouilles archéologiques nous permettent de retracer l’histoire de l’humanité au travers des matériaux qu’elle a employés et qui ont su résister à l’usure du temps : les amphores, véritables marqueurs historiques dont les fonds marins en sont les gardiens.

La découverte d’une amphore étrusque, datée du 5ème siècle av JC, atteste de la connaissance et de l’utilisation du liège comme bouchon dès l’Antiquité : la jarre est en effet scellée par  une rondelle de liège dont l’étanchéité est assurée par un mortier de pouzzolane recouvrant le liège.

 Amphore scellée d’un bouchon de liège recouvert de pouzzolane (Source : Photo de Bassemayousse, Frédéric – © Ministère de la culture, DRASSM – site : http://www.culture.gouv.fr/collections_locales)

Vue du bouchon de liège extrait de l’amphore. (Source : Photo de Bassemayousse, Frédéric – © Ministère de la culture, DRASSM – site : http://www.culture.gouv.fr/collections_locales)

Pline l’Ancien (1er siècle ap. JC), dans son livre d’histoire naturelle, confirme encore l’emploi du liège pour fermer les jarres :
« Le liège est un arbre très petit ; le gland en est très mauvais et très peu abondant ; l’écorce seule est de produit ; elle est très épaisse ; enlevée, elle revient ; on en a vu même des planches de dix pieds. On l’emploie surtout pour les câbles des ancres des navires, pour les filets des pêcheurs, et pour fermer les vases ; en outre, elle entre dans la chaussure d’hiver des femme ». 

Toutefois, d’autres moyens de bouchage ont été découverts sur des amphores massaliènes scellées par des morceaux de céramique (panse d’amphores) ou de tuile retaillés. Ces méthodes d’obturation avaient toutefois un inconvénient : elles imposaient le plus souvent un sabrage du col des amphores, comme en témoignent les nombreux cols d’amphores sabrés et encore scellés par leurs bouchons de pouzzolane que l’on a retrouvés lors de diverses fouilles archéologiques.

Petit à petit, pour des raisons qui nous sont encore inconnues, l’usage du liège comme moyen d’obturation se perd au fil des siècles au profit de bouchons plus rustiques faits de paille et de brindilles, d’une cheville de bois entourée d’étoupes de chanvre, de cuir recouvert de cire, ou encore d’un bouchon de verre dont l’adhérence était assurée par une pâte d’émeri, mais qui obligeait à briser le goulot pour ouvrir la bouteille. Les dernières bouteilles que l’on a retrouvées avec un tel bouchon de verre furent celles du Château-Lafite portant les millésimes 1820 et 1825.

Le bouchon de liège réapparaîtra dès la première moitié du 17ème siècle en Angleterre où il fût utilisé pour sceller dans un premier temps les bouteilles de potions médicamenteuses, puis les bouteilles d’alcool ; en France, son usage sera redécouvert en champagne vers 1665. Plus tard, lorsque la production de bouteilles connaîtra un essor industriel, le liège retrouvera tout naturellement sa fonction de bouchon, car il reste le moyen d’obturation le plus efficace.

La matière première : le chêne-liège

Les forêts de chêne-liège se trouvent exclusivement dans la partie occidentale du bassin Méditerranéen : au Portugal, dans le bassin du Tage ; en Espagne avec les régions de la Catalogne, l’Andalousie et l’Estrémadure ; en France, notamment dans les Pyrénées-Orientales, le Var, les Alpes-Maritimes, et la Corse ; en Italie, plus particulièrement en Sardaigne, en Sicile et en Toscane, mais également en Istrie, en Grèce, au Maroc, en Algérie et en Tunisie.

Répartitition des forêts de chêne-liège (Source : http://www.institutduliege.fr)

Cet arbre très particulier, de son nom latin Quercus suber, croît en plaine comme en montagne, sur des terrains légèrement accidentés et peu élevés, 600 à 700 mètres maximum en France, et 1300 mètres en Algérie. Il est exigeant concernant la nature du sol car il l’apprécie silicieux et ne supporte pas les argiles compactes ou les terrains calcaires : c’est la raison pour laquelle on le trouve de préférence sur des sols rocheux de type granitiques, schisteux ou gréseux, et parfois même dans les sables, sous réserve que le sous-sol conserve une certaine fraîcheur en toutes saisons.
D’une hauteur moyenne de 10 mètres, pouvant atteindre exceptionnellement 22 mètres, le chêne-liège reste trapu, son tronc est court et il se ramifie souvent à moins de deux mètres du sol, avec une propension à s’étaler en largeur. Sa longévité naturelle de 300 à 500 ans s’en trouve néanmoins raccourcie à 200 ans maximum lorsqu’il est écorcé ; c’est d’ailleurs ce qui le rend unique : il est le seul capable de survivre à un écorçage grâce à sa faculté de régénération dont nous allons en voir les détails ci-après.

Coupe transversale d’une branche de chêne-liège (Source : http://www.institutduliege.fr)

Si l’on considère la coupe transversale d’une tige de chêne-liège, on voit que l’écorce se compose de deux couches concentriques bien distinctes et de nature différente. La couche extérieure est appelée liège et la couche intérieure, appelée mère du liège, est constituée de deux assises génératrices de cellules et responsables de la croissance du tronc : l’assise subéro-phellodermique (en rouge) produit vers l’extérieur le liège et vers l’intérieur le phelloderme, et l’assise libéro-ligneuse (en jaune), produit vers l’extérieur le liber (où circule la sève élaborée) et vers l’intérieur le bois où circule la sève brute.
Lors de l’écorçage, la couche extérieure de l’écorce, ou liège, est retirée, laissant la couche intérieure, ou mère du liège, totalement découverte à l’air : cette dernière se dessèche, forme une croûte puis se reforme plus en profondeur.

La qualité du liège diffère selon qu’il s’agit des premières couches formées ou des dernières. Pour les distinguer, on appelle liège mâle la première écorce de liège qui se développe naturellement sur le tronc et les branches, et liège femelle l’écorce de liège nouvellement formée après un premier écorçage. Le liège mâle peut facilement atteindre 30 centimètres d’épaisseur, il se crevasse en vieillissant et devint compact, silicieux et dépourvu d’élasticité, ce qui le rend impropre à la fabrication des bouchons.

Après un premier écorçage, le chêne-liège développe une nouvelle écorce, plus régulière, plus élastique et plus lisse, c’est le liège femelle ou liège de « première production ». De qualité nettement supérieure au liège mâle, il peut être utilisé pour la fabrication des bouchons de liège.
Il faut alors attendre 9 à 15 ans pour que l’on puisse à nouveau écorcer l’arbre et récolter le liège femelle dit de « deuxième production », dont la qualité est encore supérieure à celle du liège de « première production ». Cette qualité toujours croissante lors des premiers écorçages finit par diminuer au fur et à mesure que l’arbre vieillit.

Au cours de sa vie, un chêne-liège peut subir entre 12 et 15 écorçages. En France, son écorce est récoltée tous les 12 à 15 ans, contrairement à leurs homologues espagnols et portugais dont la croissance est plus rapide et permet un écorçage tous les 9 ans.

La fabrication du bouchon de liège

Le bouchon de liège offre de nombreux atouts, car le liège est un bois naturellement imperméable aux liquides et très peu perméable aux gaz, il permet donc au vin d’évoluer en douceur dans le temps. Il est en outre élastique et compressible : il est comprimé pour pouvoir entrer dans la bouteille et n’a besoin que de 24h pour retrouver son volume initial. Il est imputrescible, c’est donc grâce à lui que le contenu des amphores romaines a pu être analysé.

Pour la fabrication du bouchon de liège, l’écorce de liège prélevée sur le chêne-liège se présente sous forme de planches que l’on stocke à l’air libre pendant un an minimum pour les laisser sécher. Elles sont ensuite découpées en bande de largeur légèrement supérieure à la longueur souhaitée du bouchon. C’est dans l’épaisseur de la bande que les bouchons sont produits à l’aide d’une tubeuse automatique.

Tubage de la planche de liège. (Source : http://www.amorimfrance.fr)

Les bouchons seront ensuite triés car leur qualité est variable : moins le bouchon présente de trous à sa surface, plus il est qualitatif et cher. Sur 150 000 bouchons produits, on peut espérer avoir 5000 bouchons de très grande qualité. Plus onéreux, ces derniers sont destinés aux vins de garde. Un choix qui est déterminant pour la bonne conservation du vin : « Il n’y a point d’économie à se servir de mauvais bouchons ; pour un bouchon, on perd une bouteille de vin. Le prix des bouchons est relatif à la qualité. Achetez toujours les plus chers, parce qu’ils sont les meilleurs. » (Comte Jean-Antoine CHAPTAL, Traité théorique et pratique de la culture de la vigne, tome 2, 1801).

Et le goût de bouchon ?

Nous avons tous entendu parler du goût de bouchon qui peut totalement anéantir un vin. Et dans notre esprit, par association d’idée, le responsable, c’est le bouchon de liège. C’est en partie vrai, car le bouchon de liège peut être à l’origine de la contamination, mais il n’est pas l’unique responsable.

Le goût de bouchon c’est avant tout un défaut organoleptique, une odeur de moisi, de vieille cave humide. D’un point de vue chimique, cette odeur est dûe à une molécule malodorante qu’on appelle tricholoroanisole ou TCA et qui est fabriquée par des moisissures en présence de composés chlorés, les chlorophénols, utilisés comme insecticides pour le traitement des charpentes, des palettes, des caisses et autrefois même pour le nettoyage des bouchons de liège. Une des premières réactions pour lutter contre le TCA fut donc d’interdire l’utilisation de produits chlorés pour le nettoyage des bouchons, et de contrôler scientifiquement l’absence de TCA dans les bouchons de liège produits.

Les industriels ont alors profité de ce fléau pour développer une alternative au bouchon de liège, garantissant, selon eux, toute absence possible de contamination du vin par le TCA : le bouchon synthétique était né, talonné par le bouchon de verre ou la capsule à vis.

Alors, fini le goût de bouchon avec les bouchons synthétiques/en verre ou capsules ? la réponse est non ! Il est tout à fait possible de tomber sur un vin bouchonné…alors que son bouchon était en plastique ou en verre. Pourquoi ? Parce que les chlorophénols et les moisissures se trouvent dans l’atmosphère des chais et réagissent chimiquement dans l’air ambiant en produisant des TCA qui se dissolvent dans le vin stocké en cuve ou contaminent les bouteilles. Même un bouchon synthétique peut être contaminé par le TCA pendant son transport sur des palettes….traitées au chlore !

La seule façon de garantir l’absence du goût de bouchon dans un vin est donc de s’assurer qu’aucun des éléments en contact avec le vin, l’air y compris, n’ait été exposé à des molécules de chlorophénols….

 


Sources bibliographiques

A. LAMEY (Conservateur des forêts en retraite) , le chêne-liège sa culture et son exploitation – 1893
http://www.institutduliege.fr
Jean-Robert PITTE , La bouteille de vin : histoire d’une révolution – 2013
Ignacio García Pereda , Dictionnaire illustré du Liège – 2013

Yvette BARBAZA , L’industrie du liège en Catalogne septentrionale – 1958
Philippe MARGOT , Du Chêne-Liège au bouchon – 1958
Comte Jean-Antoine CHAPTAL , Traité théorique et pratique de la culture de la vigne, tome 2 – 1801