Je viens à peine de finir mon billet sur les vins sans sulfites ajoutés dit « nature » (ici), dont le profil aromatique ne me convainc pas toujours, qu’une question déjà me taraude: comment se fait-il que je n’ai pas retrouvé ces mêmes déviances dans les vins en Qvevris du domaine Bannwarth ?

Pour rappel, les Qvevris sont des contenants vinaires utilisés en Géorgie pour y élaborer le vin, ils sont les ancêtres des Dolia utilisés autrefois par les romains, dont j’en détaille les aspects dans mon article sur la vinification en amphore. Leur capacité peut varier de 2000 litres jusqu’à 6000 ou 8000 litres, ce qui en font des contenants extrêmement imposants et lourds, et ils sont entièrement enterrés dans le sol jusqu’au col.
La méthode de vinification en Qvevri consiste à fouler les raisins dans un fouloir d’où le jus s’écoule directement dans le Qvevri. Peaux et grappes restant après foulage sont récupérées et ajoutées le lendemain dans le Qvevri avec le jus. La fermentation alcoolique démarre spontanément, dure environ une quinzaine de jours, puis, lorsque son intensité diminue, les Qvevris sont fermées par un couvercle en bois (Ouest de la Géorgie) ou un couvercle en pierre (Est de la Géorgie) de façon à ce que l’excès de CO2 puisse s’échapper et que la fermentation malolactique se déclenche (certains vignerons se sont modernisés et utilisent des couvercles en verre, plus hygiéniques et plus pratiques pour surveiller l’évolution du marc pendant la phase de macération).

Couvercle en Pierre – (Source:Biological Farming Association « Elkana » – Making wine in Qvevri, a unique Georgian tradition)

Couvercle en Bois – (Source:Biological Farming Association « Elkana » – Making wine in Qvevri, a unique Georgian tradition)

 

 

 

 

 

 

 

 

Une fois toutes les fermentations terminées (environ 4 à 6 semaines après le foulage), les marcs des vins rouges sont retirés, mais pas ceux des blancs: c’est la grande différence de vinification entre les deux couleurs, le vin blanc est soumis à une période de macération prolongée sur peaux. les Qvevris sont hermétiquement scellés jusqu’au printemps suivant, environ 3 ou 4 mois après la fermentation. 

Une fois le printemps arrivé, ils sont descellés, et les vins sont soutirés dans de nouvelles Qvevris propres pour y être conservés pendant un an environ, ou dans des jarres plus petites pour la consommation courante. Les familles Géorgiennes consomment généralement le vin dans l’année, jusqu’au printemps suivant.
Certains vins sont cependant conservés beaucoup plus longtemps en Qvevri, scellé le jour de la naissance d’un enfant et ouvert uniquement le jour de son mariage.
Cette méthode de vinification mérite que l’on y porte toute notre attention: aucun ajout de sulfites n’est effectué, ni sur les raisins après vendange, ni dans le moût pendant le processus de fermentation. Aucun intrant d’aucune sorte n’est ajouté, et les levures utilisées sont indigènes, c’est-à-dire que seules les levures présentent naturellement dans l’environnement ou sur le raisin vont participer à la fermentation du moût et aucun ensemencement bactérien n’est effectué pour que la fermentation malolactique se déclenche correctement.
Cette méthode de vinification en fait effectivement l’exemple le plus parfait d’un vin « le moins travaillé possible ». Plusieurs explications ont été données concernant leur capacité à conserver le vin : la forme du Qvevri, gros contenant, permettant la séparation naturelle des lies qui tombent au fond du vase, ainsi que des marcs qui, après fermentation, se retrouvent à mi-hauteur dans le Qvevri, et le jus limpide tout en haut du Qvevri. La macération longue des vins blancs avec les peaux leur confère des tannins qui ont la faculté de se lier aux protéines du vin et d’éviter les phénomènes de turbidité, les clarifiant ainsi de manière naturelle.
Mais par-dessous tout, le Qvevri est totalement enterré: un double avantage pour la fermentation et la conservation. La terre protège le contenant vinaire des variations extérieures de température, le maintenant à une température quasi constante ne variant que de quelques degrés entre l’été et l’hiver. Lorsque la fermentation alcoolique se déclenche, la température monte naturellement dans le Qvevri, et est maintenue à un certain degré pendant un long moment grâce à la protection thermique de la terre, permettant à la fermentation malolactique de se déclencher naturellement. Un Qvevri d’environ 1500 litres permet, par exemple, d’obtenir des températures de 20 à 28°C, optimales pour les fermentations. L’absence de sulfitage du moût assure la conservation d’une population bactérienne suffisante pour un déclenchement efficace de la fermentation malolactique.
Pendant la phase d’élevage, une fois que les Qvevris sont scellés, les vins sont conservés à température constante d’environ 12°C, grâce à laquelle le vin se stabilise tranquillement.
En Géorgie, les vins ne sont pas sulfités lorsqu’ils sont bus localement. Mais les vignerons qui exportent leur bouteilles préfèrent toutefois ajouter un peu de S02 avant mise en bouteille, car les voyages et les probables chocs thermiques  sont susceptibles de dégrader les vins.

Est-ce que cela suffit à ce qu’un vin en Qvevri soit définitivement « LE » vin naturel que tout le monde recherche tant ? Qu’il présente un jus sans intrant œnologique, ni correction d’aucun genre est une certitude, mais cette méthode de vinification reste très risquée et ne peut être réussie que dans des conditions d’hygiènes extrêmement rigoureuses.

Je n’ai jamais goûté les vins en Qvevri de Géorgie, mais uniquement ceux du domaine Bannwarth, en Alsace. Stéphane Bannwarth est le seul vigneron à ma connaissance à posséder des Qvevris de 1500 litres enterrés dans sa propriété. Respectant le protocole Géorgien, il vinifie ses vins blancs sous marc pendant six mois. Pour extraire les marcs plus facilement, il a fait preuve d’ingéniosité en s’inspirant du principe de l’infusion avec un sachet de thé: il dépose un sac en tissu à l’intérieur du Qvevri, y verse le moût, et une fois les six mois de macération écoulés, il extrait du Qvevri le fameux sac emprisonnant toutes les peaux et les grosses lies du vin . J’ai trouvé à ce propos un article intéressant, relatant une visite au domaine Bannwarth en décembre 2016, où l’on peut voir justement la photo d’un Qvevri de Stéphane, c’est ici.
Les vins en Qvevri du domaine n’ont pas de sulfites ajoutés. Et je n’ai jamais constaté de déviance aromatique, ni un quelconque début d’acescence dans ces vins-là. Tout porte à croire que le déroulement des fermentations à températures adéquates jouent un rôle important dans le potentiel de garde des vins, avec des raisins dont la qualité sanitaire et le degré de maturité doivent être optimales.


Sources bibliographiques

Miquel Hudin, Daria Kholodilina, Georgia: A guide to the cradle of wine – Juin 2017
Biological Farming Association « Elkana », Making wine in Qvevri, a unique Georgian tradition – 2011
http://www.kvevri.org/the-wine-making-method/